Plus de 200 jours de délestages en 2022, des villes plongées dans le noir pendant des heures… Depuis plusieurs mois, l’Afrique du Sud connaît des pannes d’électricité d’une ampleur inégalée. Face à l’urgence de la crise énergétique, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a annoncé lundi 16 janvier avoir annulé sa participation au Forum économique mondial (WEF) de Davos, en Suisse, pour rencontrer les membres du comité national de crise sur l’énergie et le fournisseur d’électricité sud-africain, Eskom.

En cause, le fonctionnement de cette compagnie publique, qui fournit et distribue 90 % de d’électricité dans le pays et repose encore aujourd’hui à 85 % sur l’exploitation du charbon. Si l’entreprise nationale fête en 2023 son centième anniversaire, elle traverse une période de tourmente depuis quinze ans, qui devrait s’aggraver dans les mois à venir – les dirigeants du groupe ont déjà prévu des coupures d’électricité de près de douze heures par jour.

Parc obsolète

La déliquescence de la production et de la distribution d’électricité s’explique d’abord par le manque d’investissement dans la maintenance des parcs de centrales à charbon, vieux de quarante ans en moyenne, souvent techniquement dépassés. À cette obsolescence s’ajoute l’utilisation d’un charbon de mauvaise qualité, qui contribue à la détérioration de centrales déjà vétustes.

En parallèle, Alain Dubresson, professeur honoraire à l’université Paris-Nanterre (1), pointe une « perte sévère de compétences et de savoirs techniques » depuis une trentaine d’années, due notamment au départ d’ingénieurs qualifiés au profit d’ingénieurs moins formés.

Une entreprise traversée par les luttes politiques

Auteur d’un ouvrage sur Eskom, Alain Dubresson souligne en outre la dégradation du fonctionnement de l’entreprise publique avec l’arrivée du Congrès national africain (ANC) au pouvoir, en 1994. Devenue «un moyen pour les élites politiques de l’ANC de s’enrichir », grâce à des appels d’offres sur des contrats d’approvisionnement en charbon, « Eskom a été utilisée par les différentes fractions politiques du parti », retrace-t-il. Cette rivalité a conduit de nombreux dirigeants à se succéder à la tête de l’entreprise, déstabilisant un peu plus la compagnie déjà fragilisée.

Ce processus d’enrichissement, appelé la « capture d’État » par les observateurs sud africains, était notamment au cœur des accusations de corruption qui avaient fait tomber le précédent président, Jacob Zuma, en 2018.

« Privée de cap industriel »

Eskom avait pourtant été fondée en 1923 comme un groupe national visant à produire une électricité à bas coût. Réformée une première fois en 1987 face à une surproduction d’électricité, l’entreprise se voit attribuer des règles de marché, autorisant les bénéfices, les profits et les contrats avec les entrepreneurs privés notamment.

En 1998, un « livre blanc sur l’énergie » préconise des réformes profondes dans le domaine électrique, dont la privatisation d’Eskom et la réforme du marché de l’électricité. « Tout cela n’a pas été appliqué, rapporte Alain Dubresson. Ainsi, Eskom a été privée de cap industriel pendant dix ans. »

Capacité réelle de production limitée

En 2007, Eskom connaît ses premières coupures d’électricité et élabore un plan de réforme en 2011. Si le groupe a aujourd’hui déterminé une stratégie électrique à moyen terme, « il n’a plus les outils pour la mener », déplore Alain Dubresson. Selon le dernier rapport de l’entreprise, la capacité réelle de production est de moins de 60 % de la capacité totale.

Pour sortir de la crise, ses dirigeants ont assuré concentrer leurs efforts sur la maintenance accélérée de six centrales. Ils ont en outre annoncé une hausse des tarifs de 18,65 % à partir du mois d’avril.

« Alors que la consommation sud-africaine en électricité diminue depuis quinze ans, Eskom n’arrive plus à suivre », résume le spécialiste. En juillet dernier, la compagnie publique accusait une dette de 392 milliards de rands, soit environ 23 milliards d’euros.

(1) Coauteur de l’ouvrage Eskom. Electricity and technopolitics in South Africa, Cape Town, UCT Press, 2016, 196 p., 24,90 €.