Plainte contre Israël pour “génocide” à Gaza : les enjeux des audiences à la Cour internationale de justice

Pendant deux jours, la Cour internationale de Justice de La Haye examine la plainte déposée fin décembre par l’Afrique du Sud contre Israël pour des actes génocidaires à Gaza. Explications.

Tal Becker, l’un des avocats du ministère israélien des Affaires étrangères, à la Cour internationale de Justice de la Haye.

Tal Becker, l’un des avocats du ministère israélien des Affaires étrangères, à la Cour internationale de Justice de la Haye. Photo Remko de Waal/ANP via AFP

Par Juliette Bénabent

Publié le 11 janvier 2024 à 16h24

La Cour internationale de Justice de La Haye, principal organe judiciaire des Nations unies chargé d’arbitrer les litiges entre États, doit étudier le dossier de l’Afrique du Sud, qui accuse Israël de violer la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 au cours de ses actions militaires à Gaza, à la suite des attaques du Hamas le 7 octobre. Des accusations « atroces » et « absurdes », selon le président israélien, Isaac Herzog. Décryptage des enjeux de cette procédure.

Pourquoi une plainte de l’Afrique du Sud ?

En cas de violations des obligations juridiques erga omnes (dues « à l’égard de tous »), n’importe quel État est réputé avoir un intérêt à agir pour les faire respecter. « C’est le cas par exemple des obligations découlant des conventions interdisant la torture ou la discrimination raciale, et a fortiori de celles de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 », explique Mathias Forteau, professeur de droit international public à l’Université Paris-Nanterre, et conseil régulier d’États devant la CIJ [il n’est pas impliqué dans l’affaire en question, ndlr].

En initiant cette procédure seule, l’Afrique du Sud (au passé marqué par l’apartheid) souligne par contraste l’attentisme des États qui ne s’y associent pas − notamment les pays européens et les États-Unis. Ils étaient à l’inverse venus au soutien de l’Ukraine quand elle avait saisi la CIJ dès février 2022 après l’agression russe. D’autres États peuvent par la suite se joindre à l’Afrique du Sud. « Mais ceux qui espèrent une issue politique à cette crise et un cessez-le-feu rapide estimeront peut-être qu’accuser Israël de génocide est diplomatiquement compliqué, pour d’évidentes raisons historiques, et pourraient ne pas souhaiter aller aussi loin », avance le juriste.

Qui sont les juges de la CIJ et que peuvent-ils décider ?

La Cour se compose de quinze juges, présentés par les États et élus par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations unies pour un mandat de neuf ans. Quand un État concerné par une procédure n’a pas de juge de sa nationalité au sein de la Cour, il peut en désigner un ad hoc, c’est ce qu’ont annoncé avoir fait l’Afrique du Sud et Israël : ce sont donc dix-sept juges qui se penchent sur le dossier. Les audiences des 11 et 12 janvier ne porteront pas sur le fond des allégations de génocide – il faudra des années pour les examiner –, mais sur d’éventuelles « mesures conservatoires » que la CIJ peut décider.

L’Afrique du Sud demande l’arrêt des opérations militaires sur et contre Gaza, ainsi que l’interdiction de la destruction de preuves ou de transfert forcé de populations − qui peut être un élément constitutif du crime de génocide. « Mais la Cour peut très bien décider d’autres mesures conservatoires, souligne Mathias Forteau. Un seul tour de plaidoiries est prévu, trois heures pour l’Afrique du Sud, trois heures pour Israël, alors qu’il y en a souvent un deuxième, ce qui peut laisser présager que la Cour rendra une ordonnance assez rapidement. » En 2022, il lui avait fallu neuf jours pour enjoindre à la Russie de cesser ses actions militaires en Ukraine, et il lui est arrivé de rendre son ordonnance en quelques heures seulement, « en 2001 dans l’affaire LaGrand, un ressortissant allemand qui était sur le point d’être exécuté aux États-Unis », rappelle Mathias Forteau.

La présidente Joan Donoghue (au centre) et les autres juges de la CIJ s’installent avant les auditions, le 11 janvier 2024.

La présidente Joan Donoghue (au centre) et les autres juges de la CIJ s’installent avant les auditions, le 11 janvier 2024. Photo Remko de Waal/AFP

Seuls préalables : la CIJ doit s’estimer a priori compétente (« compétence prima facie » dans le langage de la Cour), et vérifier si les allégations formulées sont plausibles. En 1999, elle avait ainsi refusé d’emblée la demande de mesures conservatoires de la Serbie. Celle-ci arguait que les frappes de pays de l’Otan la visant après les violences commises au Kosovo relevaient du génocide : la CIJ avait estimé que l’intention de ces États n’était clairement pas génocidaire. Ici, l’Afrique du Sud se fonde notamment sur des déclarations de certains officiels et ministres israéliens pour établir l’intention génocidaire. Sont-ils représentatifs du gouvernement ? L’allégation de génocide est-elle plausible ? C’est l’une des questions auxquelles ces premières audiences devront répondre.

Les crimes du Hamas pourraient-ils être jugés devant la CIJ ?

Non, car elle n’est compétente que pour des conflits entre États, représentés par des gouvernements. La Palestine n’est pas membre de l’ONU, même si elle y a, depuis 2012, le statut d’« État non membre observateur ». Et le Hamas n’est reconnu par personne comme son représentant légitime.

Quelles conséquences ?

Certes, la CIJ n’a pas le pouvoir de faire exécuter concrètement ses décisions – on le voit bien en Ukraine depuis près de deux ans. « Mais les mesures conservatoires créent des obligations juridiques, rappelle Mathias Forteau. Si les parties ne les respectent pas, des réparations pourront être demandées par la suite. D’autre part, ces mesures conservatoires sont notifiées au Conseil de sécurité des Nations unies, qui, lui, a un pouvoir de décision. » S’il est paralysé par le veto de membres permanents, une procédure onusienne oblige le Conseil de sécurité, depuis avril 2022, à se justifier devant l’Assemblée générale des Nations unies. « Il n’y a pas de force exécutoire, mais une pression très forte peut donc s’exercer sur l’État visé par les décisions de la CIJ », résume Mathias Forteau.

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus